Tribune libre #1 Comment écrire le métier de Conseiller.ère d’Éducation Populaire et de Jeunesse en 2024 ?

Par Landry Rafin

Tapi dans l’ombre de mon bureau encore vaguement éclairé par quelques rayons crépusculaires, enfoncé dans mon fauteuil, le nez sur mon écran d’ordinateur en train de remplir les tableaux excel de suivi d’un dispositif censé œuvrer pour le départ d’enfants en colonies de vacances où règnent joie et mixité, je laisse mes pensées refaire le cours des « évènements » de ma journée : une interminable visioconférence sur la mise en œuvre d’un autre dispositif censé amener du lien entre acteurs éducatifs ; l’instruction de demandes de subventions s’inscrivant dans un dispositif censé faire vivre les territoires grâce aux activités associatives ; un temps fou passé à répondre à des dizaines de mails au sujet, notamment, de dispositifs censés émanciper des enfants grâce à la pratique du vélo ou à la rencontre avec des œuvres d’art. Je me donne du mal pour réorienter mes pensées mais elles n’en font qu’à leur tête, la journée continue ainsi de ressurgir : la validation d’agréments permettant à des structures de précariser, pardon, d’émanciper par l’engagement, des jeunes de 16 à 25 ans ; la planification de séjours de cohésion du Service National Universel (SNU) permettant à des jeunes de se militariser, pardon, de s’engager, qui doivent démarrer d’ici quelques jours. Le « conseiller d’éducation populaire et de jeunesse » (CEPJ) de ce début des années 2020 que je suis et qui passe une bonne partie de ses journées le nez dans des dispositifs, ne se doute pas encore qu’un évènement particulier, festif peut-être, mais passant surtout inaperçu pour l’instant, le concerne au premier chef en cet an de grâce 2024 : l’anniversaire de sa bien-aimée administration ! La vieille dame fête ses 80 ans (mais est-ce si vieux pour une administration ?). 2024 – 80 = 1944 ! Comme la libération, coïncidence ?1

Car ma journée a également été ponctuée d’une lumineuse apparition. Point de divinité à l’horizon, mais plutôt, toujours sur mon fidèle écran, la lettre d’information du « Comité d’Histoire des Ministères de la Jeunesse et des Sports » informant de la suite donnée à la constitution d’archives retraçant l’histoire de la vieille dame en question.

Au fil des lectures d’articles et documents, je réalise la perfidie, mais comprends aussi mieux mon dilemme : pourquoi suis-je autant attaché à un métier qui ne comble pas ma soif d’émanciper, mes désirs d’égalité, mes rêves d’une société harmonieuse et tolérante ? Pourquoi ne puis-je pas me détacher d’une administration qui met tant à mal mes idéaux ? Pourquoi m’entêter à planter de bien impuissantes graines tout en nageant quotidiennement à contre-courant ? Parce qu’une histoire existe. Des premiers instructeurs de l’éducation populaire en 1944 aux Conseiller.es d’éducation populaire et de Jeunesse qui seront lauréat.es du concours en 2024, 80 ans d’histoire de l’administration Jeunesse et Sports disent beaucoup de l’évolution de l’éducation populaire, et de la société tout entière.

Les dirigeants nazis étaient très instruits, cultivés, lettrés, et planifièrent méticuleusement, rationnellement, l’une des pires monstruosités de l’histoire humaine, à laquelle prirent part un certain nombre de Français au sein de la collaboration. Au sortir de la guerre, la prise de conscience que la seule instruction ne permettra pas à l’humanité d’éviter de revivre des drames tels que la Shoah amena les acteurs du Conseil National de la Résistance à penser une éducation qui ne se résumerait plus uniquement à de l’instruction scolaire, mais irait jusqu’à déployer une éducation politique des citoyens. On rappela ainsi la mémoire de Condorcet qui, en 1792, proposa à l’Assemblée nationale un projet d’éducation pensé dans la complémentarité entre instruction scolaire et éducation politique des adultes (c’est précisément à ce titre qu’il est souvent fait référence à Condorcet lorsque les origines de l’éducation populaire sont convoquées, ledit projet donnant ainsi corps au concept d’éducation tout au long de la vie). À cet effet fut créée dès 1944 une sous-direction de l’éducation populaire et des mouvements de jeunesse intégrée dans le nouveau ministère de l’Éducation nationale. Au sein de cette naissante sous-direction furent recruté.es des agent.es contractuel.les spécialistes de pratiques artistiques et chargé.es de mettre en œuvre des stages de réalisation dans leur pratique respective. Ces stages, destinés à tous publics, poursuivaient l’idée de « développer l’éducation populaire dans le pays en vue de conduire un projet politique de formation de citoyens conscients, actifs et émancipés, appuyés sur une démarche pédagogique d’éducation populaire 2». Ils reposaient sur le principe que tout le monde peut devenir écrivain, réalisateur, metteur en scène, vulgarisateur scientifique. Un réel projet émancipateur porté et soutenu par l’état.

Dès 1946, et après quelques remous politiques entre communistes et gaullistes, ces derniers raflant la mise, commença le démantèlement de ce projet émancipateur, sous couvert d’économie budgétaire (déjà !). Plus précisément, la portée hautement politique dudit projet n’enchantait que peu un pouvoir conservateur et capitaliste (déjà aussi !). Ainsi, cette sous-direction de l’éducation populaire et des mouvements de jeunesse fusionna avec une autre sous-direction, celle-ci dédiée… aux sports ! Ainsi naquit « Jeunesse et Sports » entre 1946 et 1948, de fusions de directions jusqu’à la formation d’une direction générale à la Jeunesse et aux sports. (C’est donc plus précisément les origines du corps des CEPJ qui remontent à 80 ans)3.

Ovnis de l’administration, les instructeurs de l’éducation populaire et leurs pratiques pédagogiques se heurtèrent rapidement « aux logiques d’une tutelle administrative qui accepte difficilement l’écart par rapport à la norme bureaucratique 4». Devenus Conseillers techniques et pédagogiques (CTP) en 1963, leurs effectifs augmentèrent (lentement) en même temps que leurs missions se diversifièrent. L’apparition d’une filière de diplômes de l’animation et la professionnalisation du secteur les virent investir dans les années 60 le champ de l’ingénierie de formation. Sous l’effet de la massification scolaire, de l’entrée des femmes sur le marché du travail et de quelques conquis sociaux, les loisirs se développèrent et de nouveaux besoins apparurent, avec l’enjeu de faire des temps de garde des enfants des moments éducatifs. Les CTP participèrent donc à l’émergence de l’animation socioculturelle, tandis que mourait l’éducation populaire émancipatrice et triomphait la Culture élitiste (sous les impulsions successives d’André Malraux et Jack Lang) au détriment des cultures populaires.

Les CTP devinrent en 1985 des fonctionnaires d’État titulaires avec la création du corps des « Conseillers d’Éducation Populaire et de Jeunesse » (CEPJ). Les bouleversements profonds que subissent les administrations depuis les années 80 (baisse des dépenses publiques, destruction des services publics, invasion du new public management, succession de réformes inopérantes telles que la RGPP ou l’OTE, obsession du résultat immédiat et de l’évaluation…), fruits de l’application d’une idéologie mortifère communément appelée « néolibéralisme », auront violemment redéfini l’exercice du métier de CEPJ. « Construit, depuis la Libération, autour d’une identité artistique et pédagogique, le corps des CEPJ est orienté, contre la volonté d’une part importante de ses membres, vers des fonctions d’administration générale (…) Cette tendance n’a cessé de se renforcer jusqu’à nos jours 5».

Ayant donc totalement perdu les prérogatives pédagogiques qui étaient les leurs, les CEPJ sont pris aujourd’hui dans une logique de dispositifs, de baisse drastique des effectifs et de montée en charge continue des missions qui leur sont octroyées. Nombre d’entre elles et eux subissent littéralement l’arrivée de ces nouvelles missions, car s’ajoute à la surcharge de travail la désagréable sensation de ne plus servir les mêmes visées. Si la novlangue néolibérale est passée maître dans l’appropriation de mots et de marqueurs qui firent notre histoire (émancipation, égalité…), les instigateurs de cette novlangue n’ont pas encore lavé l’intégralité des cerveaux de notre corporation, et prétendre la capitulation de toutes et tous serait présomptueux. Il est pour ma part inenvisageable que le Service National Universel (SNU) tombe dans mon escarcelle de missions, improbable que le FDVA (Fonds pour le Développement de la Vie Associative) et ses dérives de surveillance et de contrôle des activités associatives et des bénévoles qui y prennent part n’y revienne, insoupçonnable que le service civique, grâce auquel on fait croire à la jeunesse qu’elle s’engage pour toujours mieux la précariser, n’y fourre son nez.

Mais alors, fort de ces constats, n’est-il pas temps de repenser ce qui forge notre identité de métier : son intitulé. Pourquoi pas « Conseiller de dispositifs censés… » ? Ou « instructeur militaire et de jeunesse » ? Bon, je m’égare. Sans doute le poids d’une longue journée se fait sentir. Le poids du non-sens. Le poids de la mauvaise direction que prend le vent.

Mes pensées deviennent incontrôlables, divaguent à n’en plus finir. Je m’imagine disposer d’une enveloppe budgétaire conséquente à utiliser sans aucune restriction ni consigne ; réunir des réseaux d’associations qui n’auraient plus à se préoccuper des multiples demandes de subventions à effectuer chaque année et qui auraient le temps et les moyens d’agir ensemble ; accompagner des groupes de jeunes dans la réalisation de leurs actions, envies, rêves ; créer des universités populaires gérées par et pour les gens ; proposer aux enfants des temps éducatifs où coopération et solidarité ne seraient pas que de vains objectifs de façade… Et que sais-je ?

J’éteins ma lampe de bureau et mon ordinateur, quitte le moelleux de mon fauteuil, sors de mon bureau l’esprit embrumé, et tant qu’à se résigner, autant le faire en terrasse avec une bonne bière. Quant à l’éducation populaire, l’émancipation, l’égalité, on verra demain si on a le temps, entre deux mails, deux visioconférences, deux tableaux excel.

Manu Chao – La Vida Tombola
  1. Bernard Friot, Frédéric Lordon, En travail, Conversations sur le communisme, Éditions La Dispute, 2021. Les thèses de Bernard Friot y sont ici développées, avec notamment un éclairage sur l’utilité des dispositifs d’insertion (et aujourd’hui d’engagement) des jeunes depuis la fin des années 70, dont fait partie le service civique, et créés à des fins de précarisation de cette « catégorie » de la population. ↩︎
  2. Denise Barriolade, « Une collecte de témoignages auprès de fonctionnaires atypiques : les personnels techniques et pédagogiques de jeunesse et d’éducation populaire », dans la revue Histoire de l’éducation, à paraître. ↩︎
  3. Thomas Cornu, « Fonctionnaire et militante, l’itinéraire de Christiane Faure de l’Éducation nationale à la Jeunesse et aux Sports (1929 – 1973) », Mémoire de master sous la direction de Pascale Goetschel, 2023 ↩︎
  4. Denise Barriolade, « Une collecte de témoignages auprès de fonctionnaires atypiques : les personnels techniques et pédagogiques de jeunesse et d’éducation populaire », dans la revue Histoire de l’éducation, à paraître. ↩︎
  5. Ibid ↩︎

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Pour citer cet article :

Tribune libre #1 Comment écrire le métier de Conseiller.ère d’Éducation Populaire et de Jeunesse en 2024 ? Quand notre histoire éclaire notre présent, ou le démantèlement d’une utopie émancipatrice. Landry Rafin, André Decamp, Regards sur le travail social, 19 avril 2024. https://andredecamp.fr/2024/04/19/tribune-libre-1-comment-ecrire-le-metier-de-conseiller-ere-deducation-populaire-et-de-jeunesse-en-2024/

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